L'Œuvre du mois


mars 2022 Ethnologie

Sept merveilles contondantes de Tonga et de Fidji

Tonga, paradis insulaire récemment meurtri par la fureur d’un volcan marin, a connu une riche production d’artefacts dont le subtil décor géométrique est utilisé comme moyen d’expression du lignage, une pratique unique dans le Pacifique. Les collections de la FGA comptent plusieurs armes anciennes venues de ces îles ainsi que des Fidji voisines : elles ont beaucoup à dire sur la société qui les a créées. Des armes semblables sont au cœur de l’exposition Power & Prestige : the Art of Clubs in Oceania qui se tient au Palazzo Franchetti de Venise jusqu’au 13 mars 2022, et sera ensuite visible au Musée du quai Branly, du 8 juin au 25 septembre 2022. Alors, austères les armes en bois ? Austères, certes, mais surtout bavardes…

Massue Pakipaki
© Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Massue Apa ‘Apai
© Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Massue Kinikini
© Courtesy Galerie Flak. Photographe : Danielle Voirin

Massue Pakipaki
Polynésie occidentale, îles Tonga, XIXe siècle
Bois
114,5 x 7,5 x 6 cm
FGA-ETH-OC-0026

Provenance
Collection privée anglaise
Collection W. Wallis, Salisbury
Galerie Yann Ferrandin, Paris
Acquis à la galerie Yann Ferrandin, à Paris, le 20.09.2017

Massue Apa ‘Apai
Polynésie occidentale, îles Tonga, XIXe siècle
Bois
113 x 10 x 5 cm
FGA-ETH-OC-0013

Provenance
Collection Wayne Heathcote
Collection privée américaine
Acquis chez Binoche et Giquello, à Paris, le 22.06.2017, lot n° 70

 

Massue Kinikini
Polynésie occidentale, îles Fidji, XIXe siècle
Bois
105 x 35 x 3,5 cm
FGA-ETH-OC-0046

Provenance
Collection privée Kahala, Honolulu, Hawaï
Christie’s New York, 5 mai 1994, lot n°18
Bonham’s Los Angeles,11 mai 2016, lot n° 63
Galerie Flak, Paris
Acquis à la galerie Flak, à Paris, le 10.04.2018

Massue Bowai
© Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Massue Siriti
© Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Massue Totokia
© Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier

Massue Bowai
Polynésie occidentale, îles Fidji, XIXe siècle
Bois
118 x 7 cm
FGA-ETH-OC-0039

Provenance
Collection privée française
Galerie Schoffel de Fabry, Paris
Acquis à la galerie Schoffel de Fabry, à Paris, le 19.02.2018

Massue Siriti
Polynésie occidentale, îles Fidji, XIXe siècle
Bois
109 x 24 x 4,5 cm
FGA-ETH-OC-0014

Provenance
Collectée en 1845 par le Révérend J. Waterhouse
Collection Wayne Heathcote, New York
Collection Masco Corporation, Detroit
Vente Sotheby's, New York, 2002
Collection privée américaine
Acquis chez Binoche et Giquello, à Paris le 22.06.2017, lot n° 69

Massue Totokia
Polynésie occidentale, îles Fidji, XIXe siècle
Bois
93 x 11,8 x 33 cm
FGA-ETH-OC-0076

Provenance
Collecté par l’Amiral Joseph Maurice Exelmans entre 1837 et 183
Transmis par héritage
Puis Galerie Schoffel de Fabry, Paris
Acquis à la galerie Schoffel de Fabry, à Paris le 29.01.2020

Massue Uatongi
© Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier

Massue Uatongi
Polynésie occidentale, îles Fidji, Rotuma, XIXe siècle
Bois
127,5 x 11,5 x 4 cm
FGA-ETH-OC-0077

Provenance
Collection Matthias L. J. Lemaire, Amsterdam, années 60
Collection Heinz Plester, Gladbeck
Vente Zemanek-Münster-Tribal Art Auktion n° 92, lot n° 9
Galerie Yann Ferrandin, Paris
Acquis à la galerie Yann Ferrandin, à Paris, le 07.02.2020

La royauté divine aux îles des Amis

Tonga, archipel polynésien appelé par James Cook The Friendly Islands, en raison « du comportement courtois [de ses habitants] à l’égard des étrangers »1, a ceci de particulier qu’il s’agit du seul archipel du Pacifique à n’avoir jamais été colonisé (fig. 1). Il connaît toujours le régime de la royauté, une royauté ancestrale, d’origine divine. Tonga a ainsi maintenu en place un système de type féodal qui est encore présent dans tous les aspects de la vie quotidienne.

Fig. 1. © Skimel, CC BY-SA 4.0

Le mythe fondateur explique que son roi (qui porte le titre de Tu’i Tonga) descend en ligne directe du dieu créateur, Tangaloa Eiki. Ce dieu choisit un grand arbre, le filao, dit aussi Toa (Casuarina equisetifolia), pour apparaître dans le monde des hommes et s’unir à une mortelle ; de leur union naquit Aho’eitu, un être mi-homme, mi-dieu. Arrivé à l’âge adulte, Aho’eitu aurait quitté la Terre pour rendre visite à son père au Ciel ; à son retour, des êtres célestes l’auraient accompagné ici-bas, devenant ses matapule, ses « maîtres de cérémonie » : un titre insigne qui vaut à leurs successeurs de pouvoir toucher les chefs, qui sont « tabous », – autrement dit sacrés –, de leur couper les cheveux, de les tatouer et de préparer leur corps au moment de leurs funérailles2. Ces privilèges les assimilent à des prêtres. Quant aux nombreux nobles et aux chefs traditionnels, ils sont apparentés au roi – et par là à Aho’eitu – mais cet apparentement n’est pas en ligne directe. Une royauté divine, vénérable, puisque la tradition orale la fait remonter au Xe siècle de notre ère3.

Il en résulte une société très hiérarchisée au sommet de laquelle trône le roi, sous l’autorité duquel se trouvent les nobles et, à des rangs divers, les nombreux chefs, et les « maîtres de cérémonie ». Ces derniers ont la préséance sur la population ordinaire, tu’a, qui, elle, descendrait d’un ver4.

Fig. 2. © Wellcome Collection

Hiérarchie, étiquette, présentation

Cette hiérarchie très complexe est perceptible en permanence, avec, par exemple, des niveaux de langue propres à chaque rang : il existe en effet six niveaux de langue tongienne, utilisés spécifiquement si l’on s’adresse au roi, aux chefs et aux matapule, ou si l’on parle d’eux, ou encore si l’on parle d’égal à égal avec quelqu’un du peuple5. Cette hiérarchisation se perçoit donc dans les relations interpersonnelles, mais aussi, par exemple, dans l’alimentation, certains mets étant réservés au roi, d’autres aux chefs6. Le respect de l’étiquette est depuis des siècles à Tonga une obligation et un art de vivre, et la juste place assignée à chacun, en fonction de sa naissance et de sa parentèle, structure toute la société.

Cette hiérarchie se manifeste aussi à travers des attributs dont le roi et les chefs s’entourent dans les rituels de présentation, et qui témoignent de ce prestige, de la place qu’ils occupaient et occupent encore dans la société et de l’importance du lignage : tatouages, coiffes (dont le diadème radial que portait le roi Fatafehi Paulaho, fig. 2), chasse-mouches, éventails, paniers, étoffes et armes d’apparat sont autant de signes de l’éminent statut de leur propriétaire.

Fig. 3. © The Trustees of the British Museum
Fig. 4. © The Trustees of the British Museum

Des décors géométriques qui parlent

Mais il y a plus : les armes de chefs, les paniers en vannerie (fig. 3 et 4) et les fines étoffes de tapa et même les tatouages (on en connait un motif traditionnel, fig. 5), ont en commun leurs décors7 : une intrication de motifs géométriques, où prédominent le triangle, le zigzag et la ligne verticale ou oblique. Les lignes s’y croisent à l’infini, mais parfois un petit élément figuratif (homme ou animal…) apparaît, caché dans cette forêt géométrique.

Comme le ferait un arbre généalogique, ce décor nous raconte avec ses mots, – ses triangles et ses lignes –, la prestigieuse généalogie du propriétaire de l’objet, des histoires de familles, de lignages et d’unions8. Ce réseau de lignes est apposé sur l’objet pour l’emballer magiquement et retenir captif le divin, le mana, ce pouvoir surnaturel qui habite êtres, –et particulièrement les rois – et objets dans le Pacifique9 : les tissus précieux en tapa, par exemple, étaient notamment utilisés pour emballer les statuettes des dieux et servaient lors de l’investiture des chefs10.

’Akau tau

Le tongien désigne les armes sous le nom d’’Akau tau ou d’’Akau, un mot qui englobe une riche gamme d’armes de prestige, bien étudiées par Andy Mills11 : il s’agit d’objets contondants, de longs bâtons plus ou moins élaborés, lourds, faits d’une pièce de bois, parfois incrustés d’ivoire. Les plus nombreux sont les Pakipaki, caractérisés par leur tête en forme de pagaie ; à côté d’eux, il y a les Apa’apai, dont l’extrémité est plate ou légèrement concave. D’autres formes encore, telles la massue Bowai, simple bâton incrusté d’ivoire de baleine, ou encore la massue Kinikini, en forme de bouclier, sont aussi connues aux Tonga. La plupart de ces armes sont sculptées dans le bois dur du Casuarina, l’arbre qui accueillit l’épiphanie divine12, mais il existe aussi de très rares exemples en os de baleine13.

Des armes lourdes et efficaces, dont la longueur, le poids et, dans certains cas, les pointes adventices faisaient, lorsqu’elles étaient utilisées, de performantes porteuses de mort. Des armes solides aussi, très différentes de celles que James Cook vit utiliser en 1777, lors d’un spectacle de joute sportive où les deux champions, armés de massues taillées dans des branches de bois encore vert de cocotier, s’affrontèrent en combat singulier. Aux dires de Cook ces duels prenaient fin lorsque l’un des deux se déclarait vaincu, ou si son arme en bois se cassait14.

Armes, chefs, dieux

À l’origine, ces massues étaient utilisées en combat singulier dans les guerres qui opposaient les chefs tongiens. Avant la christianisation, à Tonga comme à Fidji, il ne manquait pas d’occasions de faire couler le sang : les querelles personnelles, le désir de s’approprier des terres ou des femmes, un affront, la violation d’un tabou ou encore un irrépressible désir de revanche étaient, parmi beaucoup d’autres choses, des motifs de guerre15. L’objectif était de tuer l’adversaire en lui administrant plusieurs coups sur la tête ­– : plus l’arme avait fait de victimes, plus elle se chargeait de mana. L’arme relie ainsi les chefs aux dieux et aux ancêtres16. Ainsi, comme les épées au Moyen-Âge17, la massue de bois était-elle, à Tonga, un signe extérieur de noblesse qu’il fallait toujours avoir sur soi. Les massues conservées dans la collection de la FGA ne présentent ni cassures, ni réparations, ni traces de coups violents, indices qu’elles n’ont jamais eu qu’une fonction d’apparat.

La christianisation a marqué l’arrêt de ces combats et de l’usage des massues – même si l’on sait qu’entre 1790 et 1820, Tonga connut une période de guerres civiles, où les armes à feu prirent la place des ’Akau en bois18.

Tonga – Fidji – Samoa, mêmes combats

Les riches collections de la FGA comptent des exemplaires de ces massues Kinikini et Bowai, mais dans leur version fidjienne : Tonga étant au cœur d’un système d’échanges et de relations triangulaires entretenu avec ses deux voisines, Samoa et Fidji, on retrouve à Fidji les mêmes formes de massues qu’à Tonga, avec des décors similaires. Des charpentiers tongiens, spécialisés dans la fabrication de canoés, s’étaient installés à Fidji et aux îles Samoa ; ainsi trouve-t-on à Fidji et aux Samoa des objets sculptés par des Tongiens selon leurs propres modes décoratifs19. Il est aussi permis de penser que certaines de ces armes appartenaient à des guerriers tongiens installés à Fidji, ou à des Fidjiens vivant au contact de Tongiens20.

 

Sculpter son arme

Si les armes fabriquées avant les premiers contacts avec les Européens étaient gravées à l’aide de dents de requins emmanchées sur un morceau de bois, dès la fin du XVIIIe siècle, elles sont sculptées avec des clous en métal, échangés contre d’autres biens. L’outil en métal permet une gravure plus fine et plus profonde. Ceci distingue les armes « pré-contacts » des armes fabriquées ultérieurement. La majorité des armes présentées ici, avec leurs gravures fines et profondes, paraissent dater au plus tôt de la fin du XVIIIe siècle.

Ces objets n’étaient pas forcément fabriqués par des artisans spécialisés ; les témoins oculaires racontent que les guerriers, voire même les chefs, passaient leur temps à sculpter et à graver leurs propres armes, pour en faire des symboles de force et de prestige21. L’arme devenait un être à part entière, vivant, souvent pourvu d’un nom qui exprimait sa bravoure et sa force, comme par exemple Mo’ungalaulau (« Montagne des Lamentations »), ou Tu’i Tapavalu (« Seigneur à huit faces »), une pratique qui n’est pas sans rappeler, ici encore, les noms que portaient certaines épées mythiques au Moyen-Âge (Durendal ou Excalibur, pour ne citer que les plus connues)22.

 

Des cadeaux diplomatiques

Ces armes sont aussi des objets qui furent échangés avec les Occidentaux de même rang. De nombreuses masses d’arme de type Pakipaki furent offertes à James Cook et à ses officiers haut gradés, lors de ses passages, en 1773, 1774 et 1777 aux îles des Amis23. Les décors gravés nous disent d’ailleurs que certaines de ces ’Akau furent la propriété de rois et de chefs : ainsi celui du Metropolitan Museum24, rapporté par James Cook, est-il orné de petits motifs figuratifs tels que des plantes, un poulpe et une tortue, animaux sacrés dont la chair était réservée à la consommation du seul roi ; en effet, certains animaux étant considérés comme les réceptacles des dieux, leur chair ne pouvait être consommée que par le roi25. Le roi coiffé de son diadème radial en plumes y est d’ailleurs représenté, comme sur un autre ’Akau, conservé au musée de Chicago26. À Fidji, un siècle plus tard, la tradition s’était toujours conservée puisqu’en 1875, le Ratu Seru Epenisa Cakobau envoya, en signe d’allégeance, une de ses massues à la reine Victoria27.

Pakipaki

Commençons avec un Pakipaki (fig. 6). Celui de la FGA est caractérisé par sa taille, son extrémité losangique, dont la forme imite la pale d’une pagaie, et surtout par son décor géométrique qui fait la part belle au zigzag et au triangle, et qui se répartit en quatre zones délimitées par des anneaux en léger relief (poignée, manche, pale, pointe) ; une longue nervure centrale en relief souligne l’étirement de la massue de son manche à sa pointe. L’œil se perd dans ce foisonnement de lignes serrées. Un motif régulier, qui anime d’un rythme régulier cet objet qui fut destiné, à dire le prestige de son porteur.

Massue Pakipaki
Fig. 6. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Massue Apa ‘Apai
Fig. 7. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographer: Thierry Ollivier

Apa’apai de chef

Quant à l’extraordinaire massue Apa’apai (fig. 7), elle a pour signes distinctifs ses sept anneaux en relief, surmontés d’un double anneau en son sommet, qui ornent sa partie contondante. Quatorze parallélépipèdes remplis de lignes obliques, de damiers, de losanges, de bandes d’arêtes de poissons la décorent. Pas une de ces surfaces n’est semblable à l’autre ! C’est un décor typiquement tongien, mais un décor d’exception puisque certains carreaux du manche comprennent, comme égarés dans ce labyrinthe de lignes et de hachures, de petits personnages, un poisson, probablement un thon, et des tortues marines (fig. 8 et 9). Thon, tortue, poulpe : autant d’animaux qui, à Tonga, étaient des incarnations de dieux28. La présence de tortues, animaux sacrés et incarnations divines, – que l’on trouve également sur l’Apa’apai du Metropolitan Museum – est vraisemblablement le signe de l’appartenance de cette arme à un chef.

Massue Apa ’Apai, détail
Fig. 9. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Massue Apa ’Apai, détail
Fig. 8. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Massue Kinikini
Fig. 10. © Courtesy Galerie Flak. Photographe : Danielle Voirin

Armes de Fidji : Kinikini, Bowai, Siriti, Totokia, Uatongi

En l’occurrence, c’est de Fidji que proviennent les cinq autres massues qui complètent bien ce panorama des insignia regalia de Polynésie occidentale29. Elles sont toutes réalisées en une seule pièce de bois30. Trois cas se présentent ici : des armes communes à Tonga et à Fidji, comme le Kinikini ou le Bowai ; des armes attestées uniquement à Fidji mais décorée par des Tongiens, comme certaines massues Siriti ; enfin, des armes proprement fidjiennes, comme la massue Totokia.

Commençons avec la massue Kinikini (fig. 10) : attribut des chefs et des « maîtres de cérémonie » qui, à l’origine, occupaient la première ligne au combat et devaient se prémunir des flèches lancées par l’adversaire, cette massue est pourvue d’une large et longue pointe en forme de bouclier permettant de se protéger la tête31. Fabriquée dans du bois de Casuerina qui, même à maturité, ne pouvait produire que très peu de planches aussi larges, elle témoigne à elle seule de son caractère insigne ; elle était probablement transmise héréditairement, avec la charge de matapule32. Celle de notre collection, particulièrement large, est entièrement décorée d’une fine dentelle de motifs géométriques de type tongien se distribuant en triangles autour d’une nervure verticale en relief, et d’une nervure horizontale légèrement incurvée.

La deuxième arme fidjienne –mais que l’on trouve également aux Tonga et à Samoa – est le Bowai (fig. 11), un lourd bâton dont le forme rappelle celle d’une batte de baseball. Une batte de baseball très raffinée, dont le manche est décoré d’une bande de motifs géométriques et sur le pommeau duquel scintille une étoile à douze branches en ivoire de baleine (fig. 12). C’est aussi une arme royale puisqu’elle était, dit-on, l’arme favorite du roi Seru Epenisa Cakobau. Des armes qui avaient aussi une vocation oraculaire puisque lors des rites de divination elles étaient alignées verticalement, en équilibre sur leur base : si elles restaient en place, l’omen (le signe divin) était favorable ; si elles tombaient, c’était mauvais signe33.

L’élégante massue Siriti (fig. 13) date assurément de la première moitié du XIXe siècle, puisqu’elle a été collectée par le Révérend Joseph Waterhouse en 1845. Missionnaire méthodiste, il fut l’un des premiers à témoigner des usages fidjiens34 ; il convertit le roi Seru Epenisa Cakobau à la foi chrétienne. C’est une arme d’apparat, dont la forme de la pale rappelle la corolle d’une fleur d’hibiscus inclinée par le vent, ou un poisson Siriti, le poisson-papillon35. Sa pale est décorée d’un motif gravé qui comprend toujours une figure humaine stylisée : l’exemplaire du musée du quai Branly a conservé son ancienne étiquette qui mentionne qu’elle était ornée de plumes36. Ce type de massue, particulièrement pesante, a pu être utilisé lors de cérémonie d’investiture des chefs37.

Massue Bowai
Fig. 11. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Massue Bowai, détail
Fig. 12. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographer: Thierry Ollivier
Massue Siriti
Fig. 13. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier

Une autre forme très intéressante et proprement fidjienne est celle de la massue Totokia (fig. 14) : celle des collections de la FGA a été collectée par l’Amiral Joseph Maurice Exelmans lors de l’expédition qu’il mena dans le Pacifique entre 1837 et 1839. Une massue à manche relativement court dont l’extrémité s’incurve comme le cou d’un grand oiseau, curieux et peu commode. Sa tête est caractérisée par sa collerette hérissée de huit rangs de picots, d’où émerge un long bec pointu. Un « marteau de guerre », très lourd, initialement réservé à l’usage des chefs. Sa tête s’inspirerait du fruit du pandanus38 ; ici encore, une arme qui reflète l’excellence du guerrier qui la portait puisqu’elle n’appartenait qu’aux chefs et aux guerriers de grande réputation.

Massue Totokia
Fig. 14. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier
Fig. 15. © Fondation Gandur pour l’Art. Photographe : Thierry Ollivier

Enfin, la dernière est la plus sobre de toutes ; c’est un chef-d’œuvre de simplicité. Elle vient l’archipel de Rotuma, qui appartient aujourd’hui à Fidji. C’est une massue Uatongi (fig. 15), un long gourdin dont la forme imite le pédoncule d’une feuille de palmier ; la pale, qui s’évase légèrement, est élégamment décorée de fines lignes horizontales parallèles. Son sommet, de section losangique, est aussi caractéristique de cette lourde massue.

De merveilleux objets qui gardent aujourd’hui encore leur part de mystère. Des armes qui, dans leur diversité, ont toutes quelque chose de divin qui nous enchante encore aujourd’hui.

Dr Isabelle Tassignon
Conservatrice de la collection Ethnologie
Fondation Gandur pour l’Art, Mars 2022

Notes et références

  1. RHYS, The Voyages, p. 165 ; voir aussi p. 286-287.
  2. Cartmail, The Art of Tonga, p. 29, et p. 35-39.
  3. KAEPPLER, “Rank in Tonga”, pass. ; CARTMAIL, The Art of Tonga, p. 35-39.
  4. Kaeppler, « Rank in Tonga », p. 180 ; CARTMAIL, The Art of Tonga, p. 27.
  5. Taumoefolau, Tongan ways, pass.
  6. BATAILLE-BENGUIGUI, “The Fish of Tonga”, p. 190 sq.
  7. KAEPPLER, The Pacific arts, p. 45-46 ; Weener, “Tongan Club iconography”, pass. ; Brunt, Thomas, Océanie, p. 302.
  8. Sur ces questions, KAEPPLER, “Rank in Tonga”, p. 176 sq.
  9. Œuvre du mois, mai 2020 : https://www.fg-art.org/fr/loeuvre-du-mois-archives/le-bois-dont-on-fait-les-moai-a-propos-de-deux-statuettes-pa
  10. Kaeppler, in Kaeppler, Kaufmann, Newton, L’art océanien, p. 87.
  11. Mills, “’Akau tau”, pass.
  12. Mills, “’Akau tau”, p. 31.
  13. Los Angeles, LACMA, inv. /.
  14. RHYS, The Voyages, p. 264 ; Mills, “’Akau tau”, p. 10.
  15. Pour les témoignages du début de la christianisation : Clunie, Fijian Weapons, p. 4-7.
  16. Kaeppler, in Kaeppler, Kaufmann, Newton, L’art océanien, p. 86.
  17. Sur cette question, voir Aurell, Excalibur, p. 124-130.
  18. CARTMAIL, The Art of Tonga, p. 42.
  19. CARTMAIL, The Art of Tonga, p. 108-112.
  20. Clunie, Fijian Weapons, p. 46-57.
  21. Clunie, Fijian Weapons, p. 47 ; voir aussi HOOPER, « ‘Ceci n’est pas une arme’”, pass.
  22. Mills, “’Akau tau”, p. 14-15 ; Aurell, Excalibur, pass.
  23. Mills, “’Akau tau”, p. 7 sq.
  24. https://www.metmuseum.org/art/collection/search/769258.
  25. BATAILLE-BENGUIGUI, “The Fish of Tonga”, p. 185-190.
  26. Chicago, Field Museum ; Herda et al., “What’s in a Name?”, p. 449, fig. 4.
  27. Hooper, Fiji, p. 248.
  28. Bataille-Benguigui, “The Fish of Tonga”, p. 192 sq.
  29. Sur les différents types d’armes de combat, voir Clunie, Fijian Weapons, p. 56.
  30. Clunie, Fijian Weapons, p. 47.
  31. Clunie, Yalo i Viti, p. 186 ; Hooper, Fiji, p. 252-253, n° 232 et 233.
  32. Mills, “’Akau tau”, p. 31.
  33. Sur ces questions, voir Clunie, Fijian Weapons, p. 56.
  34. Waterhouse, Joseph, The King and People of Fiji, 1866 ; Clunie, Fijian Weapons, p. 46.
  35. Clunie, Fijian Weapons, p. 54 ; Hooper, Fiji, p. 258, n° 242.
  36. Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, inv. 72.53.454
  37. Clunie, Yalo-i-Viti, p. 152, n° 185 ; Hooper, Fiji, p. 256.
  38. Kjellgren, Oceania, p. 289-290.

Bibliographie

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Brunt, Peter, Thomas, Nicholas (dir.), Océanie [catalogue de l’exposition Océanie, Londres, Royal Academy of Arts, 23 septembre – 12 décembre 2018; Paris, Musée du quai Branly – Jacques Chirac, 12 mars – 7 juillet 2019], Bruxelles, Fonds Mercator, 2018.

Cartmail, Robert Keith, The Art of Tonga: Ko e ngaahi’aati’o Tonga, Honolulu, University of Hawai’i Press, 1997.

Clunie, Fergus, Fijian Weapons and Warfare, Suva, Fiji Museum, 1977.

Clunie, Fergus, Yalo I Viti: a Fiji Museum Catalogue, Suva, Fiji Museum, 1986; 2003.

Herda, Phyllis, Lythberg, Billie, Mills, Andy, Taumoefolau, Melenaite, “What’s in a Name? Reconstructing Nomenclature of Prestige and Persuasion in Late 18th-century Tongan Material Culture”, Journal of the Polynesian Society, 126, 2017, p. 443-468.

Hooper, Steven, Fiji: Art and Life in the Pacific, Norwich, University of East Anglia, 2017.

Hooper, Steven, « ‘Ceci n’est pas une arme’. Réévaluer les armes d’Océanie », Tribal Art, 102, 2021, p. 58-67.

Kaeppler, Adrienne L., “Rank in Tonga”, Ethnology, 10, 1971, p. 174-193.

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Kaeppler, Adrienne L., Kaufmann, Christian, Newton, Douglas, L’art océanien, Paris, Citadelles & Mazenod, 1993.

Kjellgren, Eric, Ocenia: Art of the Pacific Islands in the Metropolitan Museum of Art, New York, Yale University Press, 2007.

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Rhys, Ernest (éd.), The Voyages of Captain Cook, Londres, (édition numérique Worldsworth Editions Limited, 1999-2013).

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À voir également