L'Œuvre du mois


octobre 2019 Beaux-arts

Évanescence de Georges Mathieu

Le hasard peut-il générer une œuvre d’art ? À cette question, l’ambitieuse exposition Par hasard, qui ouvrira le 17 octobre au Centre de la Vieille Charité à Marseille fourmille d’exemples aussi surprenants qu’édifiants. Des taches d’encre de Victor Hugo aux toiles brûlées de Christian Jaccard, en passant par les frottages de Max Ernst et les texturologies de Jean Dubuffet, tout un répertoire de formes libres serait né de l’incertitude du geste créateur. Ce dernier est plus ou moins tributaire du hasard selon l’expérience, consciente ou inconsciente, qu’en feront les artistes désireux de tester ses infinies possibilités. Parmi elles, le dripping dont le procédé a été popularisé par le peintre américain Jackson Pollock dans les années 1950. Pour comprendre pourquoi et comment cette technique nouvelle changea le cours de la peinture occidentale, il faut remonter à son inventeur, Georges Mathieu, et surtout à Évanescence, l’un de ses tableaux précurseurs peint en 1945.

Voir l'œuvre dans la collection

MATHIEU Georges
(Boulogne-sur-Mer, 1921 - Paris, 2012)
Évanescence
1945
Huile sur toile
Sans signature, ni annotation
97 x 80 cm
FGA-BA-MATHI-0028

Provenance
Jean-Baptiste Dumont, Paris, 2015

Sortir des limbes

Rien ne prédispose Georges Mathieu à peindre, à 24 ans, une œuvre aussi novatrice qu’Évanescence. Seulement trois ans auparavant, l’étudiant en licence de droit et d’anglais à la faculté de Lille peint encore des vues de Londres d’après des cartes postales. Malgré leur modestie, ces exercices d’apprentissage conduisent le peintre autodidacte à s’interroger sur ce qui différencie une illustration d’une peinture. Il trouve la réponse dans un livre d’Edward Crankshaw qui disserte des qualités littéraires du romancier polonais de langue anglaise Joseph Conrad1. Celles-ci, d’après le critique, ne reposeraient ni sur les descriptions, ni sur la psychologie des personnages, mais uniquement sur le style même de Conrad. « J’en fus amené », dit Mathieu, « à me demander si l’on ne pouvait pas s’exprimer en peinture par le style seul, sans passer par le truchement de la représentation. C’est alors que j’ai banni de ma peinture toute représentation »2.

Bien plus qu’une découverte, c’est une révélation. Sans transition, Georges Mathieu passe de ses charmantes pochades londoniennes à des œuvres résolument abstraites. Les premières sont conçues entre 1944 et 1946, période dite « des limbes », pendant laquelle il élabore, dans la plus grande solitude, la genèse d’un langage pictural jusqu’ici inconnu. Dès Inception, sa première tentative, Mathieu entre de plain-pied dans la non-figuration. L’année suivante, en 1945, il récidive avec Évanescence, composition plus aérienne et lumineuse d’où jaillissent, telle une éruption solaire, des gerbes de peinture en fusion qui s’entrecroisent dans leur ascension. De ce bouillon magmatique, émane une énergie intense traduite en peinture par des moyens plastiques inédits, sans référence au passé. Avec une insolente liberté, Georges Mathieu explore l’étendue des possibilités qui s’ouvre à lui maintenant qu’il s’est débarrassé des exigences formelles et matérielles que lui aurait imposé un retour, même partiel, à la figuration.

Daniel Abadie a parfaitement relevé le caractère troublant que conservent encore aujourd’hui des tableaux tel qu’Évanescence « par la prescience dont ils témoignent des possibilités futures de la peinture »3. À son propos, il souligne que « le long rythme des courbes revenant sur elles-mêmes »4 ne doit plus rien à l’usage du pinceau puisque la peinture blanche, ici du Riposin5, est directement versée de sa boîte sur la toile posée à l’horizontal.  Le résultat de ce procédé expérimental apparaît, « au même titre que les tableaux de sable d’André Masson ou le Jeune homme intrigué par le vol d’une mouche non-euclidienne de Max Ernst, comme l’une des intuitions anticipatives du dripping de Pollock »6, dont Abadie, toujours, rappelle que cette méthode ne sera employée par le père de l’Action Painting qu’à partir de 19477.

Genèse des signes

L’abandon des outils traditionnels de la peinture que Mathieu délaisse au profit des taches, des coulures ou des giclures a brisé les dernières normes qui pouvaient encore lui résister. Chaque nouvelle toile devient alors le terrain d’expérimentions nouvelles. En témoignent les trois tableaux réalisés à Istres en 19468, et qu’il dévoile l’année suivante au deuxième Salon des Réalités nouvelles9. Ses organisateurs, déroutés par la nouveauté des œuvres que leur adresse Georges Mathieu, peinent à leur trouver un emplacement. À vrai dire, elles sont inclassables. Mathieu rappelle que sur « trois cent quatre-vingt-quatre peintures exposées l’on peut compter sur les doigts d’une main [celles] qui échappent à la tyrannie de la règle et du compas »10. Le peintre fait ici référence à la situation générale de l’art abstrait en France encore dominé par la peinture géométrique constructiviste et néo-plasticiste.

Avec une insolente liberté, Georges Mathieu explore l’étendue des possibilités qui s’ouvre à lui maintenant qu’il s’est débarrassé des exigences formelles et matérielles que lui aurait imposé un retour, même partiel, à la figuration.

À l’époque, rares sont les artistes qui s’écartent de ce formalisme géométrique. Parmi eux, l’allemand Wols se singularise d’emblée par ses audaces informelles. Ses œuvres sont alors celles qui font le plus écho à l’originalité d’Évanescence. Mathieu, se rendant à la Galerie René Drouin le 23 mai 1947, jour d’ouverture de la première exposition à Paris des peintures de Wols, est subjugué par ce qu’il découvre sur place : « Quarante toiles : quarante chefs-d’œuvre. Toutes plus foudroyantes, plus déchirantes les unes que les autres […]. Après Wols, tout est à refaire, et si je suis si ému, c’est qu’il vient d’anéantir du même coup tout ce à quoi je suis parvenu dans la solitude, depuis trois ans, ces peintures que j’ai réalisées à Cambrai (1944), à Biarritz (1945), à Istres (1946) où j’ai employé le même langage que lui, je veux dire les mêmes moyens techniques : les taches, les coulées, les projections. Mais devant mon pot au lait brisé, je n’éprouve aucune jalousie. Seulement, la joie profonde d’avoir découvert et pour mon propre compte – loin de Paris et de toute influence – par le seul truchement de la vie organique de ma peinture et de la peinture, un mode d’expression, une langue. Or cette langue inconnue, Wols et moi nous la parlons et c’est pourquoi le moment est rare »11.

Ce langage mystérieux, qui tire sa sémantique originelle dans les limbes de la peinture de jeunesse de Georges Mathieu, va, en peu de temps, trouver sa grammaire personnelle. Des formes amibiennes d’Évanescence, qui évoquent les premières manifestations de la vie cellulaire, suivent des œuvres plus structurées comme Arithmée12 ou Phosphène. Dans ces deux tableaux de 1948, la peinture blanche directement appliquée au tube sur la toile (autre invention de Mathieu), rend plus perceptible qu’auparavant la gestuelle du peintre. Cette tendance se confirme avec Açone. Dans cette œuvre, la peinture continue d’inventer sa propre organisation jusqu’à dessiner l’embryon d’un signe. Ce dernier, « en forme de noyau en cours d’éclatement »13, s’est figé dans l’épaisseur de la matière sur le point d’imploser. Pour traduire la force tellurique de ce big bang pictural, Georges Mathieu place la vitesse au cœur de son travail, « une façon de supprimer toute distance entre le geste et sa trace, de court-circuiter les mécanismes de réflexion, pour laisser libre cours à l’émotion et à l’urgence de le dire »14.

Georges Mathieu, "Açone", 1948

Révolution picturale

Détail de « Évanescence »

Cette impatience est très vite entrée en conflit avec les moyens traditionnels qu’offrait la peinture avant Évanescence. C’est pour cette raison que Georges Mathieu n’a eu d’autre issue que de créer son propre langage. Celui-ci, né d’un corps à corps avec la matière, est rapidement devenu indissociable du geste qui lui donne son apparence, sa texture, sa vitesse et son expressivité. Les formes jaillissant du néant se sont progressivement muées en signes énigmatiques. Parce qu’informes, ceux-ci échappent à toute description convaincante. Et pourtant, leur capacité à émouvoir et à véhiculer des sentiments intenses et complexes est bien réelle. Elle est même leur raison d’être. Pour l’inventeur de cette langue en devenir, son efficacité « naît désormais du signe et non du signifié »15. En opérant cette dissociation sacrilège, Georges Mathieu accomplit une révolution picturale dont les conséquences revêtent, pour Lydia Harambourg, la même importance que l’avènement de la perspective à la Renaissance 16.

Ce pas de géant, dont Mathieu lui-même prédit les dérives potentielles d’un usage abusif, est franchi entre 1944 et 1945 dans le climat apocalyptique de la fin de Seconde Guerre mondiale. Après Auschwitz et Hiroshima, les artistes de tous bords sont confrontés à la difficulté de se représenter le monde et l’individu. Pour beaucoup, la réalité paraît insurmontable et proprement indescriptible. Jean Fautrier est l’un des premiers à s’y risquer. Quand il expose Les Otages en octobre 194517, il est d’abord accusé d’esthétiser l’horreur. La critique lui reproche l’opulence et la belle matière de ses tableaux qu’elle juge incompatibles avec les sujets terribles qui les inspirèrent. Les œuvres de Wols et de Mathieu ne sont pas mieux accueillies. Les mêmes commentateurs ne sont pas prêts à recevoir davantage la radicalité de leurs peintures respectives. Celles-ci répondent pourtant de façon directe et sans filtre à l’angoissante incertitude frappant l’humanité depuis qu’elle doute de son avenir.

De Paris à New York, d’autres peintres traduiront de manière personnelle cette inquiétude des temps nouveaux. Leurs œuvres, conclut Daniel Abadie, « avaient moins en commun un vocabulaire de formes qu’un souci expressif : toutes se voulaient un cri plutôt qu’un style »18. Georges Mathieu n’en reste pas moins l’instigateur d’une peinture abstraite et gestuelle qu’il baptise lui-même Abstraction lyrique19, mouvement qui incarnera la vitalité de la seconde école de Paris jusqu’au début des années 1960.

Bertrand Dumas
Conservateur collection Beaux-Arts

Notes et références

  1. CRANKSHAW, Edward, Joseph Conrad, Some Aspects of the Art of the Novel, Londres, John Lane, The Bodley Head, 1936.
  2. Propos recueillis par BOSQUET, Alain in « Cent questions discrètes et moins discrètes posées à Georges Mathieu », Ring des Arts, 1960, p. 83.
  3. ABADIE, Daniel, « Mathieu, l’aube des signes » in Mathieu, catalogue d'exposition [Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 17.06 – 06.10.2002 ; Liège, Salle Saint-Georges, 23.01 – 02.03.2003 ; Milan, Galleria Gruppo Credito Valtellinese Reffetorio delle Stelline, 12.09 – 15.11.2003], Paris, Éditions du Jeu de Paume, 2002, p. 20.
  4. Ibid., p. 21.
  5. Variante du Ripolin, marque française de peinture à l’huile vernissée qui a la propriété de sécher rapidement.
  6. ABADIE, op. cit., p. 21. Les premiers tableaux de sable d’André Masson dont fait mention Abadie datent de 1926. Quant au Jeune homme intrigué par le vol d’une mouche non-euclidienne, il fut peint par Max Ernst en 1942 (tableau non localisé).
  7. En note, Abadie fait toutefois remarquer que Mathieu, s’il perçut les possibilités de cette écriture avant Pollock, ne l’a fait qu’occasionellement sans lui donner valeur de style.
  8. Les trois œuvres en question sont Conception, Survivance et Désintégration, les deux premières reproduites en couleur dans Georges Mathieu. Vers l’abstraction lyrique, catalogue d’exposition [Boulogne-sur-Mer, Musée de Boulogne-sur-Mer, 07.06 ­­– 29.09.2014] ; Boulogne-sur-Mer, Édition Musée de Boulogne-sur-Mer, 2014, p. 25 et 26 ; la troisième œuvre dans Mathieu, 50 ans de création : extraits de textes de Giulio Carlo Argan, Renato Barilli, Doov Bas Roodnat … [et al.], Éditions Hervas, Paris, 2003, p. 31.
  9. La deuxième édition du Salon des Réalités nouvelles se tint au Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris du 21 juillet au 18 août 1947.
  10. MATHIEU, Georges, Au-delà du tachisme, Paris, Éditions René Julliard, 1963, p. 41.
  11. Ibid., p. 35-36.
  12. Œuvre reproduite en noir et blanc dans Mathieu, 50 ans de création [op. cit.], Éditions Hervas, Paris, 2003, p. 38.
  13. ABADIE, Daniel, op. cit., p. 21.
  14. Ibid., p. 21.
  15. MATHIEU, Georges, De la révolte à la Renaissance, au-delà du tachisme, Gallimard, Paris, 1972, cité dans L’Art en Europe, les années décisives 1945-1953, catalogue d’exposition, [Saint-Étienne, Musée national d’Art Moderne de Saint-Étienne], Genève, Édition d’art Albert Skira, 1987, p. 239.
  16. HARAMBOURG, Lydia, Georges Mathieu, Neuchâtel, Ides et Calendes, 2013 [2002], p. 18.
  17. Les Otages : peintures et sculptures de Jean Fautrier, exposition à la Galerie René Drouin, à Paris, du 26 octobre au 27 novembre 1945.
  18. ABADIE, Daniel, op. cit., p. 20.
  19. L’expression « abstraction lyrique » est employée pour la première fois par Jean-José Marchand et Georges Mathieu lors de l'exposition organisée, en décembre 1947, à la galerie du Luxembourg (Paris) à laquelle l’artiste voulait donner le titre « Vers l’abstraction lyrique ». Finalement, la galerie imposa « L'imaginaire » comme titre de l’exposition collective qui regroupait, autour de Mathieu, les artistes Arp, Atlan, Brauner, Bryen, Hartung, Vulliamy, Wols et quelques autres.

Bibliographie

Musée d'Art moderne de Saint-Étienne, L'Art en Europe, les années décisives, 1945-1953, catalogue d'exposition [Saint-Étienne, Musée d'Art moderne de Saint-Étienne, 10.1987 – 02.1988], Genève, Éditions Skira, 1987, cité p. 314, repr. n/b p. 240

AIMÉ, Jacqueline, L'aventure prométhéenne de Georges Mathieu, Paris, Édition du Garde-Temps, 2005, cité p. 17

BOSQUET, Alain, « Cent questions discrètes ou indiscrètes posées à Georges Mathieu », Ring des Arts, 1960, repr. n/b p. 84

CEYSSON, Bernard ; DAVAL, Jean-Luc ; WILSON, Sarah, et al., L'École de Paris ? 1945-1964, catalogue d'exposition [Luxembourg, Musée national d'histoire et d'art Luxembourg, 12.12.1998 – 21.02.1999], Luxembourg, Musée national d'histoire et d'art, 1998, cité p. 297, repr. coul. p. [149]

DEL JUNCO, Manuel Fontán ; LAHUERTA, Juan José ; JIMENEZ-BLANCO, María Dolores, LO NUNCA VISTO. De la pintura informalista al fotolibro de postguerra (1945-1965), catalogue d'exposition [Madrid, Fundacíon Juan March, 26.02 – 05.06.2016], Madrid, Fundacíon Juan March, Editorial de Arte y Cienca, 2016, cité p. 40, repr. coul. p. 41, n° 17

Georges Mathieu. Les années 1960-1970, catalogue d'exposition [Paris, Galerie Templon, 08.09 – 20.10.2018], Paris, Templon, 2018, repr. coul. p. 11

HARAMBOURG, Lydia, Georges Mathieu, Lausanne, Ides et Calendes, 2013, cité p. 19, repr. coul. p. 4

HULTEN, Pontus (dir.), Paris-Paris, 1937-1957, créations en France, catalogue d'exposition [Paris, Musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, 28.05 – 02.11.1981], Paris, Centre Georges Pompidou, 1981, cité p. 512, repr. n/b p. 221, n° 435

Mathieu, catalogue d'exposition [Paris, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 29.03 – 31.05.1963], Paris, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 1963, cité n. p., repr. n/b n. p., n° 6

MATHIEU, Georges ; ARGAN, Giulio Carlo et al., Mathieu. 50 ans de création, Paris, Hervas, 2003, repr. coul. p. 30

MATHIEU, Georges, De l'abstrait au possible, jalons pour exégèse de l'art occidental, Zurich, Éditions du Cercle d'Art Contemporain, 1959, rerp. n/b n. p.

RITSCHARD, Claude, Les figures de la liberté, catalogue d'exposition [Genève, Musée Rath, 27.10.1995 – 07.01.1996], Genève, Musée d'art et d'histoire, 1995, repr. n/b p. 266, n° 161

À voir également