L'Œuvre du mois


avril 2023 Arts décoratifs

Christ de pitié

À la fin du Moyen Âge, sculpture et spiritualité entretiennent des liens particulièrement étroits, donnant lieu à des chefs-d’œuvre d’une rare intensité émotionnelle. Les sujets empruntés au cycle de la Passion s’en font les supports privilégiés, à l’image de ce Christ de pitié en chêne sculpté dans la région de Bruxelles vers 1490.

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Christ de pitié
Vers 1490
Brabant
Bois de chêne, traces de polychromie
72 x 44,5 x 26 cm
FGA-AD-BA-0176

Provenance

Collection privée, Belgique
Collection privée, Greenwich, Connecticut, États-Unis
Galerie Sam Fogg, Londres, 2020

Fig. 1 - © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Assis sur un tertre, les chevilles croisées et les mains liées par une corde, abandonnées sur ses cuisses émaciées, le Christ ici représenté, identifiable à la couronne d’épines qui ceint son front, appartient au type iconographique dit « Christ de pitié ». Son corps affaibli, à la cage thoracique saillante et aux veines marquées, est presque entièrement nu, à l’exception de ses hanches, autour desquelles s’enroule le perizonium. Légèrement penchée vers l’avant, sa posture instable exprime, tout en subtilité, un état de douleur profonde, auquel fait écho l’expression de tristesse retenue du visage. Prenant place dans les cycles consacrés à la Passion, cette représentation figure le Christ à un moment particulièrement émouvant, propice à la méditation.

Fig. 2 - © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Après être monté au calvaire en portant sa croix, après avoir subi la Flagellation, Jésus attend les préparatifs de son dernier supplice sur le mont Golgotha : la Crucifixion. Non relaté dans les récits des Évangélistes, cet épisode découlerait de la littérature mystique développée à partir du XIVe siècle, principalement dans les anciens Pays-Bas, et de la représentation théâtrale de ces Mystères sacrés1. Certains textes allèrent jusqu’à faire s’exprimer le Christ dans cette position d’attente. Sa figuration en sculpture, extrêmement populaire à partir de la fin du XVe siècle, serait même la transposition plus ou moins directe de ces mises en scène2.

De Bruxelles à Beaune

Selon les recherches menées à partir des années 1970 par Pierre Quarré, cette iconographie fut mise au point en sculpture par les ateliers brabançons de Bruxelles, puis reprise par ceux d’Anvers et Malines et diffusée dans le nord-est de la France jusqu’au milieu du XVIe siècle : en Flandre, en Champagne, en Lorraine et en Bourgogne. Cette origine commune et cette large diffusion expliquent les parentés perceptibles par exemple entre l’une des sculptures bourguignonnes les plus célèbres et les plus anciennes, le fameux Christ de pitié de l’Hôtel-Dieu de Beaune (fig. 3) – actuellement attribué à Jacques I Borman, actif de 1460 à 1502/15033 -, et celui des [Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles (inv. 5967), dans l’attitude du Christ, ses gestes, les accessoires présents et les procédés d’exécution mis en œuvre.

Fig. 3 – © Hospices de Beaune. Photographe : Francis Vauban
Fig. 4 - © KIK-IRPA, Bruxelles. Photographe : Hervé Pigeolet

L’étendue géographique de ce spectre de diffusion, sur plus d’un siècle et demi, autorise aussi une déclinaison de subtiles variations, chaque région, chaque atelier développant ses propres détails, ses propres inflexions, sa propre sensibilité. Un peu plus au sud, du côté de Namur, les sculpteurs s’orientent vers une iconographie particulièrement raffinée, soignant les longues boucles graphiques de la chevelure et de la barbe, tout en donnant au pathétique un raffinement presque ornemental, à l’image des larmes perlées s’écoulant sur les joues du Christ de l’église Saint-Lambert à Bouvignes, vers 1500-1510 (fig. 4).

Le Christ de la Fondation Gandur pour l’Art, quant à lui, malgré l’attention soignée portée à la figuration de ses boucles ondulantes et du réseau de veines de ses bras, possède une réserve plus typique des ateliers bruxellois. Le graphisme linéaire de ses traits, à l’agencement presque géométrique, notamment dans l’arcade sourcilière (fig. 5), lui confère une austérité et une forme d’abstraction absentes des sculptures namuroises du début du XVIe siècle.

Malgré ses quelques particularités iconographiques, qui l’éloignent des codes les plus fréquemment en vigueur – absence du crâne et des instruments de la Passion, présence d’une peau de mouton recouvrant le tertre sous le manteau – cette œuvre s’inscrit pleinement dans la production sculptée des Pays-Bas méridionaux et du Brabant. Autour de 1500, le Christ de pitié y est en effet l’un des thèmes les plus répandus, reflétant les préoccupations spirituelles d’une époque aussi tourmentée que fertile.

Fig. 5 - © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Les cycles de la Passion

La popularité du Christ de pitié s’inscrit dans le contexte d’un développement sans précédent des cycles iconographiques inspirés par la Passion, de l’arrestation du Christ à sa résurrection. Il fait partie des sujets les plus souvent traités, au même titre que l’Ecce Homo, la Pietà et la Mise au tombeau. Parfois confondu avec la figure de l’Ecce Homo, il ne renvoie pourtant pas au même épisode. Certes, les deux sujets sont proches, par leurs détails iconographiques, par la place qu’ils occupent dans le récit de la Passion, ou encore par leur valeur symbolique et émotionnelle. Tout comme l’Ecce Homo, le Christ de pitié présente Jésus après la Flagellation, les mains liées et le front couronné d’épines ; toutefois, il n’est plus debout comme lorsque Ponce-Pilate le présente à la foule, mais assis, presque nu, sur le manteau qui a glissé de ses épaules.

Dit aussi « Christ aux liens », le sujet se focalise davantage sur l’intensité émotionnelle du moment, plus introspectif que narratif. Il partage ce trait avec les Pietà ou Vierges de pitié, qui figurent Marie tenant sur ses genoux le corps sans vie de son fils déposé de la croix. Connaissant un succès encore plus large, de l’Allemagne à la Péninsule ibérique, ce groupe est quant à lui interprété dans une grande diversité d’échelles et de matériaux, comme en témoigne la petite Pietà en ivoire conservée par la Fondation Gandur pour l’Art (fig. 6).

Mettant en scène la douleur psychique des principaux protagonistes du récit évangélique, ces deux sujets invitent à leur tour le fidèle à méditer sur le sacrifice du Christ, sur ses souffrances et sur celles des hommes. Offrant en miroir Jésus lui-même en proie à cette méditation, le Christ de pitié constitue ainsi l’un des sujets les plus efficaces et les plus prisés de la spiritualité en vogue à la fin du Moyen Âge.

Fig. 6 - © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Émouvoir pour convaincre

Dès la toute fin du XIVe siècle en effet, sous l’impulsion du courant développé aux Pays-Bas sous le nom de devotio moderna, les pratiques religieuses « prennent pour base un rapport projectif, affectif et émotionnel avec le sacré4 ». Les images deviennent un moyen d’édification spirituelle en offrant une relation personnelle directe entre le fidèle et le divin dans laquelle l’intellect laisse désormais la place à l’émotion. Si les retables permettent aux récits de se déployer dans toute leur ampleur, la ronde-bosse semble s’être imposée, selon Marion Boudon-Machuel, comme « le meilleur support de l’expérience affective5 » jusqu’au milieu du XVIesiècle.  Si le pouvoir narratif de la statuaire est plus restreint, sa capacité à incarner les personnages bibliques est en revanche singulièrement puissante, par son caractère tri-dimensionnel, son échelle et sa recherche de vérisme, souvent renforcée par la polychromie : « incitant ainsi d’autant plus à s’arrêter, à entrer par le regard dans un dialogue muet pour se perdre dans une méditation d’abord visuelle puis spirituelle.6 ». Dans son face-à-face avec le Christ de pitié, le fidèle est ainsi « directement pris à témoin des souffrances endurées par le Christ pour le salut de l’humanité7 ».

Au tournant du XXe siècle, l’historien de l’art Émile Mâle avait ainsi amplement insisté – de façon parfois un peu caricaturale – sur l’attrait des artistes de la fin du Moyen Âge pour le pathétique, le choix des sujets doloristes liés à la Passion, et leur goût pour les détails physiques de la souffrance8. Ces traits étaient selon lui l’écho d’une mentalité religieuse à la sensibilité exaltée, en lien avec une époque perçue comme essentiellement sombre et tragique, marquée par les guerres et les épidémies. Si, du nord de l’Europe à l’Italie, nombre d’œuvres du XVe siècle mettent l’accent, avec une certaine théâtralité, sur l’intensité dramatique des scènes extraites des cycles de la Passion9, le Christ de pitié en chêne de la Fondation Gandur pour l’Art se distingue par sa sobriété.

Fig. 7 - © Crédit photographique : Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Thierry Ollivier

Tout en conservant certains des codes doloristes – veines saillantes, corps émacié, extrémités des membres hypertrophiées – il offre une vision de l’épisode toute en subtilité. Dépourvu de toute gestuelle dramatique, le Christ y apparaît singulièrement silencieux, presque serein. Son visage, profondément doux et triste, très légèrement penché à dextre, rend sensible l’intensité de l’émotion sans jouer sur l’expressivité. Les yeux fixes, la bouche à peine entrouverte, il contribue à rendre ce Christ de pitié plus touchant que poignant, à la fois magnifié et profondément humain par un dosage parfaitement équilibré de détails véristes et d’éléments quasi abstraits.

Fabienne Fravalo
Conservatrice collection arts décoratifs
Fondation Gandur pour l'Art, avril 2023

Notes et références

  1. P. Quarré, Le Christ de pitié, Brabant-Bourgogne autour de 1500, catalogue d'exposition [Musée des Beaux-Arts de Dijon, Palais des ducs de Bourgogne, 1971], 1971, p. 7.
  2. Émile Mâle développe ainsi : « Je croirais volontiers que cette image de douleur a été inspirée par les Mystères. C’est au théâtre, en effet, qu’ils avaient pu voir pendant quelques instants le Christ dépouillé de sa robe, attendant avec résignation que les bourreaux aient préparé sa croix. » (É. Mâle, « L'Art français de la fin du Moyen Âge.  - L'apparition du pathétique », Revue des Deux Mondes, vol. 29, octobre 1905, p. 666).
  3. Cf. Miroir du Prince. La commande artistique des hauts dignitaires bourguignons, 1425-1510, catalogue d’exposition [Chalon-sur-Saône, musée Vivant-Denon et Autun, musée Rolin, 5.6 – 19.09.2021], Gand, Snoeck, 2021.
  4. J.-M. Guillouët, L’art du XVe siècle, Rennes, PUR, 2021, p. 232.
  5. M. Boudon-Machuel, « La Passion du Christ », in J.-D. Gaborit et al. Le beau XVIe : chefs-d'œuvre de la sculpture en Champagne, catalogue d'exposition [Troyes, église Saint-Jean-au-Marché, 18.04 - 25.10.2009], Paris, Hazan, 2009, p. 81.
  6. Ibid.
  7. M. Boudon-Machuel, cat. n° 27, « Christ de pitié », in J.-D. Gaborit et al. Le beau XVIe : chefs-d'œuvre de la sculpture en Champagne, p. 259.
  8. Cf. É. Mâle, « L'Art français de la fin du Moyen Âge.  - L'apparition du pathétique », art. cit. et L'Art religieux de la fin du Moyen Âge en France. Étude sur l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d'inspiration. Paris, A. Colin, 1902.
  9. Cf. Marco Albertario, « "Une gestuaire imagée". La lamentation sur le corps du Christ, entre les centres de la plaine du Pô et le duché des Sforza », in Marc Bormand, Beatrice Paolozzo Strozzi, Francesca Tasso (dir.), Le corps et l’âme. De Donatello à Michel-Ange, sculptures italiennes de la Renaissance, catalogue d’exposition [Paris, musée du Louvre, 22.10.2020-18.01.2021 ; Milan, Castello Sforzesco, 5.3.2021-6.6.2021], Paris / Rome, Louvre éditions/Officina libraria, 2020, p. 201-210.

Bibliographie

Miroir du Prince. La commande artistique des hauts dignitaires bourguignons, 1425-1510, catalogue d’exposition [Chalon-sur-Saône, musée Vivant-Denon et Autun, musée Rolin, 5.6 – 19.09.2021], Gand, Snoeck, 2021

GABORIT, Jean-René et al., Le beau XVIe : chefs-d'œuvre de la sculpture en Champagne, catalogue d'exposition [Troyes, église Saint-Jean-au-Marché, 18.04 - 25.10.2009], Paris, Hazan, 2009

GUILLOUËT, Jean-Marie, L’art du XVe siècle, Rennes, PUR, 2021

MÂLE, Émile, « L'Art français de la fin du Moyen Âge.  - L'apparition du pathétique », in Revue des Deux Mondes, vol. 29, octobre 1905, p. 656-681

QUARRÉ, Pierre, Le Christ de pitié, Brabant-Bourgogne autour de 1500, catalogue d'exposition [Musée des Beaux-Arts de Dijon, Palais des ducs de Bourgogne, 1971], 1971

QUARRÉ, Pierre, « Le Christ de l'Hôtel-Dieu de Beaune », in Archeologia, n° 49, août 1972, p. 32-37

TOUSSAINT, Jacques, Art en Namurois. La sculpture 1400-1550, Namur, Société archéologique de Namur, 2001

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